Le Code Hammourabi

Le Code Hammourabi

Historia N°284, juillet 1970

LE PLUS VIEUX CODE DU MONDE

Le plus vieux code du monde fut promulgué 1750 ans avant notre ère. Il est gardé au musée du Louvre. Il est dû au roi de Babylone Hammourabi. Dans le premier volume qui ouvre la collection, splendidement illustrée, des éditions Tallandier-Historia, les Grands Tournants de l'histoire, où seront évoquées en six tomes les étapes essentielles des civilisations jusqu'à nos jours, le célèbre spécialiste d'histoire de l'Orient, le professeur Jean Bottero, nous montre que les lois de notre monde découlent largement de celles qu'Hammourabi édicta. Longues racines de l'histoire qui expliquent toujours le monde moderne...

Ecrit vers 1750 avant notre ère, oublié pendant plus de trois mille ans et retrouvé en 1902, le « Code d'Hammourabi », au musée du Louvre, est une haute stèle de pierre dure, plus ou moins cylindrique, de 2,25 m de hauteur pour une circonférence moyenne de 1,80 m.
A la partie supérieure de ce que l'on appelle la « face », il porte une sculpture, en demi-bosse, de 0,65 m sur 0,60 m, représentant deux personnages : l'un, debout, dans l'attitude de l'hommage et de la révérence, est le propre auteur du « Code », Hammourabi, recevant les insignes de la royauté ; l'autre, assis en majesté, est vraisemblablement le dieu Mardouk, protecteur et céleste souverain de Babylone.
Par-dessous ce relief, vingt-trois colonnes de texte, gravé en caractères cunéiformes et en langue babylonienne, remplissent tout le bas de la « face » et se poursuivent, au « revers », par vingt-huit autres : en tout quelque trois mille cinq cents lignes écrites.

Porte étendard et guerrier
Porte étendard et guerrier

ce n'est pas une législation complète

On peut distinguer deux parties dans cette imposante pièce littéraire : autour d'une masse centrale homogène, rédigée dans une langue prosaïque, limpide et démunie d'emphase, se trouve adapté une sorte de cadre, fait d'un « prologue » de 300 lignes et d'un « épilogue » de 500, qui, eux, sont composés sur un ton sublime et lyrique, avec un choix de mots et de tournures rares et solennels, comme, de véritables poèmes.
C'est à la partie centrale que le monument doit son nom de « Code », que lui ont conféré ses premiers déchiffreurs. Elle est faite d'une succession de paragraphes - deux cent quatre-vingt-deux en tout -tous construits sur le même schème grammatical et logique stéréotypé.
Une première proposition, introduite par « si », y énonce un problème posé sur le plan de la vie sociale; lequel problème se trouve résolu par la mesure qu'enregistre la seconde proposition
Soit, par exemple, le premier paragraphe : Si, un homme a porté contre un autre une accusation de meurtre sans pouvoir en fournir la preuve, l'accusateur sera mis à mort. Il prévoit une situation dangereuse pour l'ordre public, à savoir le cas d'une accusation capitale mensongère, et il y apporte le remède en assignant à la mort le calomniateur, fauteur de trouble en la vie collective.
Il peut s'agir aussi de problèmes d'ordre simplement administratif, comme au paragraphe 104, où sont déterminées les modalités de conclusion d'affaires entre bailleur de fo nds et détaillant dans une entreprise de vente :
Si un agent d'affaires a confié à un commis du grain, de la laine, de l'huile, ou une marchandise quelconque à débiter, une fois la vente achevée et l'argent comptabilisé, le commis le reversera à l'agent d'affaires, mais recevra de ce dernier un document scellé pour faire foi de la somme qu'il lui a remise.
Ainsi se trouvent successivement examinés, par groupes plus ou moins copieux de paragraphes consacrés à un même sujet : le faux témoignage (paragr. 1-5), le vol (6-25); les fiefs royaux : terres alloties par le souverain à des membres de son personnel, à charge d'en partager avec lui les récoltes (26-41); le travail agricole (42-65); les locaux d'habitation (66-76); suit une cassure du texte martelé : voir plus loin; le commerce (88-111); les dépôts et les gages (112-126); le « code pénal » du mariage (127-132); le divorce (133-143); les « épouses secondes » qu'un homme pouvait, et même, dans certains cas, devait adjoindre à la première (144-149); la solidarité du mari et de la femme en matière de dettes (151-152); la préparation du mariage : ce que nous appellerions, du reste très improprement, les « fiançailles » (153-161); le sort des biens après la mort des époux et des parents (162-174); quelques cas particuliers, comme le mariage des veuves ou celui de diverses prêtresses (175-184); l'adoption (185-193); la mise en nourrice (194); les coups et blessures (195-214); la réglementation de l'exercice de certaines professions, tant libérales que serviles (215-276); les esclaves (277-282).
Tous les domaines de la vie en commun ne figurent pas dans cette énumération : on n'y voit, par exemple, pas la moindre allusion à l'organisation de la justice ou de la fiscalité, ou même d'une activité économiquement aussi capitale, à l'époque, que l'élevage.
En outre, à les regarder de près, les divers paragraphes ont tous quelque chose de concret et de suffisamment individualisé pour qu'il soit impossible, pour peu qu'on sache ce que parler veut dire, d'y voir des « lois », c'est-à-dire des expressions véritablement abstraites et universelles.
Il faut donc renoncer à parler ici de « Code », si du moins l'on veut entendre ce mot au sens propre de « recueil de la législation complète du pays et du temps ». Il s'agit bien plutôt d'une compilation de sentences prononcées d'abord pour résoudre des affaires réelles, et regroupées en une sorte de Traité de l'Art de juger enseigné par exemples.
Incapables encore de formuler des principes abstraits et véritablement universels, des « lois », les vieux Mésopotamiens, avaient choisi, pour enseigner une « science », d'établir des paradigmes qui en faisaient varier les données concrètes, suffisamment multipliées et typiques - comme nous apprenons encore à nos enfants la grammaire et l'arithmétique. Le « Code d'Hammourabi » est donc tout à la fois un Manuel de l'Art de juger et un Traité de Jurisprudence.

Lance colossale
Lance colossale vouée aux dieux par un roi de Kish témoignage du premier grand empire sémite. (photo Giraudon - Louvre)

une grande oeuvre administrative

Prologue et épilogue nous font mieux comprendre le sens de cet ouvrage magistral. Hammourabi nous y livre en effet l'idée qu'il se faisait de lui-même et de son rôle : il s'y présente comme mandaté par les dieux pour exercer le pouvoir royal sur son peuple, et il se flatte d'avoir accompli parfaitement cette haute mission :
Lorsque Anou le Sublime, le Roi des Dieux, avec Enlil, le Seigneur du Ciel et de la Terre, le Maître du Destin du Pays, eurent assigné à Mardouk, premier-né d'Enki, le Pouvoir sur tous les peuples et l'eurent fait prévaloir sur tous les autres Dieux, quand ils eurent prononcé le nom auguste de Babylone, pour en faire déborder la mainmise sut l'Univers entier et pour y établir une royauté éternelle, aux fondements aussi inébranlables que ceux du Ciel et de la Terre, alors Anou et Enlil ont prononcé aussi mon nom à moi, Hammourabi, prince dévot, adorateur des Dieux pour que je fasse éclater l'Ordre dans le Pays, que j'en anéantisse malfaisants et méchants, que je défende aux puissants d'opprimer les débiles et que, me levant comme le Soleil sur les hommes, j'illumine tout le Pays... (Face, colonne I, lignes 1-49).
Afin d'administrer la preuve de sa réussite, le souverain énumère alors ses hauts faits, dans le double registre de la politique extérieure et de la politique intérieure. La première liste est plus sommaire et plus courte : elle rappelle comment, l'une après l'autre, il avait soumis et réuni en un vaste empire, autour de Babylone, toutes les anciennes cités qui formaient jadis, en Mésopotamie, une mosaïque d'Etats indépendants.
Mais la plus importante, la plus noble, la plus conforme à la volonté des dieux, c'était, aux yeux d'Hammourabi, son oeuvre administrative, celle qui lui avait permis de garder son pays dans l'ordre, condition du bien-être et de la prospérité.
Voilà pourquoi il énumérait ensuite les deux cent quatre-vingt-deux articles qui non seulement immortalisaient ses décisions et sentences pleines de sagesse, mais démontraient sa véritable Science du Droit, son authentique Don du Jugement.
Aussi, après ce catalogue interminable, le souverain insistait, dans l'épilogue, sur l'idéal élevé qu'il s'était fait de son « métier de roi » et le zèle avec lequel il s'était acquitté de la mission sublime qui lui avait été assignée par les dieux. Se présentant comme le modèle des rois, il livrait sa conduite, son expérience et sa science comme une source d'instruction et d'inspiration pour tout souverain digne de ce nom qui viendrait après lui :
Si tel de mes successeurs possède le discernement requis pour garder ce Pays en Ordre, qu'il porte attention à ce que j'ai gravé sur ma stèle : celle-ci lui expliquera la marche et la conduite à suivre, en lui rappelant les sentences que j'ai rendues à mon Pays et les décisions que je lui ai portées.
Ainsi parviendra-t-il à garder ses sujets dans l'Ordre, à leur rendre sentences, à leur porter décisions, à arracher de ce Pays malfaisants et méchants, et à procurer de la sorte le bien-être à ce peuple ! Oui ! Hammourabi, le Roi Equitable, à qui le Dieu Shamash a octroyé le sens de la Justice, c'est moi !...
Et pour bien en marquer le caractère inoubliable et immortel, il terminait son oeuvre en appelant les bénédictions des dieux sur quiconque en respecterait le contenu, et leurs malédictions sur ceux qui chercheraient à l'abolir.
Ainsi composé, le « Code » d'Hammourabi est le testament politique d'un souverain qui, en fin de carrière, se sent pressé de dresser le tableau de ses réussites et de résumer son expérience et sa sagesse pour l'édification de ses successeurs.

une vie économique et sociale très organisée

Ce qui augmente encore l'importance documentaire et exemplaire du « Code », c'est que le règne d'Hammourabi fut l'un des points culminants de l'histoire trois et quatre fois millénaire de la Mésopotamie.
A l'époque d'Hammourabi, entre 1800 et 1750 avant notre ère, il y a plus de quinze cents ans que le « Pays-entre-les-Deux-Fleuves », et surtout la partie basse de son territoire, entre l'actuelle Bagdad et le golfe Persique, était devenu le siège de la plus vieille civilisation du monde.
Elle était fondée sur l'exploitation intensive du sol, par l'établissement d'un immense réseau de canaux qui assuraient une irrigation parfaite. En outre, principalement sur tout le territoire non conquis par les agriculteurs et les cultivateurs du palmier, on élevait le bétail, surtout les moutons et les chèvres, ainsi que les ânes, des bovidés, des porcs et quelques autres équidés.
Ce travail était assuré par la majorité de la population suburbaine et campagnarde. Son administration relevait de tout un corps de fonctionnaires, hautement spécialisés, qui résidaient de préférence en ville, autour du palais et des temples. C'est là que siégeaient les véritables chefs et patrons surnaturels du pays, représentés par le roi, leur vicaire, leur lieutenant.
La terre et tout son produit appartenait aux dieux, comme leur appartenaient, en qualité de serfs, les travailleurs. Les récoltes, le croit et le produit du bétail (laines et peaux, notamment) étaient donc comptabilisés au profit des temples et emmagasinés dans leurs réserves.
Une fois redistribué ce qui était nécessaire pour assurer l'alimentation et l'entretien de tous les travailleurs, c'est-à-dire de tous les sujets, à proportion de leur importance sociale, le reste servait de capital et de matière d'échange pour de vastes entreprises commerciales.
Inauguré depuis la nuit des temps avec tous les pays d'alentour, et parfois même au loin : du Liban et de l'Asie Mineure à l'Iran, montagnard et côtier, et jusqu'aux rivages occidentaux de l'Inde, le commerce était indispensable à la Mésopotamie; quoique les céréales et les produits de l'élevage aient été en excédent, elle manquait des éléments indispensables à toute vie civilisée véritable. Son sol ne lui fournissait que de l'argile, du bitume et du roseau, mais pas le moindre bois, pas la moindre pierre, pas le moindre métal — alors que ses techniciens avaient mis au point, depuis le Ive millénaire pour le moins, la technique du bronze.
Travaillés par une foule d'artisans spécialisés, et souvent de véritables artistes, ces matériaux d'importation ne servaient pas seulement à. fournir l'outillage indispensable aux agriculteurs et aux éleveurs, et le mobilier et les oeuvres d'art aux temples et aux palais; ils rentraient à leur tour, une fois transformés, dans le circuit commercial extérieur.
On voit à quel point était organisée, active et ouverte la vie économique, réglementée et ordonnée la vie sociale.

l'invention géniale d'un système d'écriture

L'énorme comptabilité que supposaient de tell', opérations, à peu près constamment à l'échelle du pays entier, avait été considérablement simplifiée, vers 2800 avant notre ère, par l'invention véritablement géniale d'un système d'écriture, à vrai dire encore fort compliqué et qui le restera longtemps.
Seuls, des spécialistes pouvaient l'assimiler et le manier; aussi vont-ils créer très vite un milieu propre au développement d'une véritable culture intellectuelle, dont l'écriture et la lecture étaient l'instrument indispensable.
D'abord utilisée exclusivement pour enregistrer la comptabilité des temples, cette écriture, simplifiée et rendue assez vite plus souple, servira à noter de véritables « dictionnaires » de signes et de mots qui composaient le répertoire graphique; puis les faits et gestes des rois; les rituels du culte; les mythes que les « philosophes » et « théologiens » du temps avaient élaborés pour rendre compte des grands problèmes éternels qu'ils se posaient devant le monde, l'existence, la destinée; pu>, un certain nombre de conceptions « scientifiques » des choses, issues d'observations infatigables et d'un grand désir de mettre l'univers en ordre selon une optique particulière : la divination, la mathématique, la médecine - et la jurisprudence.

Mésopotamie
Entre Tigre et Euphrate, avant d'essaimer sur le monde, sont nées la société, l'écriture, les villes et la guerre pour le bien et pour le mal de la civilisation.

un grand empire sémitique

Cette haute civilisation, déjà en place au milieu du Me millénaire, est l'oeuvre d'une population composite, dont les éléments majoritaires sont, d'une part, les Sémites, de l'autre les Sumériens.
Les premiers sont issus d'une population intarissable de pasteurs semi-nomades qui, depuis la nuit des temps et jusqu'aujour-d'hui, hantent la frange du grand désert syro-arabe, et dont un certain nombre s'est toujours laissé attirer par la vie urbaine et s'y est sédentarisé.
Les Sumériens, probablement originaires de l'Est et du Sud-Est, dès le IVe millénaire, semblent avoir coupé tous les ponts avec leur ancien habitat; en Mésopotamie, ils ne recevront jamais ce sang neuf qui n'a cessé d'alimenter et de renforcer la partie sémitique de la population.
Aussi bien, si dans la première moitié de l'histoire mésopotamienne, jusqu'au"' IIIe millénaire inclus, ces Sumériens paraissent l'élément actif, inventif et créateur dans le domaine de la civilisation, et d'abord prépondérant dans le domaine politique, ils vont se trouver peu à peu supplantés par les Sémites.
Le pays est en effet politiquement divisé en un certain nombre de petits « Etats », groupés autour d'une ville, avec une majorité sumérienne dans le Sud, et une majorité sémitique dans le Nord. Tantôt alliées, tantôt en guerre les unes contra les autres, ces « citésétats » sont parfois regroupées en royaumes plus vastes par la prédominance de l'une d'entre elles.
Au IIIe millénaire, ce sont les Sémites qui semblent prendre la tête des regroupements les plus vastes; une première fois, très tôt, autour de la ville de Kish; une seconde fois, vers 2350 et pour un siècle et demi, autour de la ville d'Akkad.
Au début du second millénaire, une autre dynastie sémitique prend le pouvoir à Babylone pour trois siècles (environ 1900-1600) et va fournir au plus grand de ses rois l'occasion' de créer un troisième empire sémitique, au détriment des Sumériens, cette fois complètement absorbés et éliminés à jamais de la carte, et de donner un éclat particulier à la vieille civilisation qui n'a cessé de s'épanouir et de s'enrichir depuis près de deux millénaires.
Ce roi, c'est Hammourabi, et l'on comprend à quel point son « Code » marque une réussite et un somment jusque-là inégalés.
Après la fin de la dynastie hammourabienne, l'équilibre politique sera profondément changé : il n'y aura plus lutte pour la suprématie qu'entre Sémites de la moitié Sud du pays, autour de Babylone, et de la moitié Nord, autour d'Assur, d'abord, puis de Ninive.
Ils se disputeront le pouvoir un bon millénaire encore, avant que leur pays passe sous la domination perse (539 av. J.-C.), puis grecque (330 av. J.-C.).
Pendant ce millénaire, le « Code » d'Hammourabi, en tant que mémorial des hauts faits du vieux roi et de la gloire antique de sa capitale, ne sera plus qu'un monument du passé; c'est à ce titre que, vers 1200 avant notre ère, le roi élamite Shoutrouknahhounte, venu vaincre et razzier la Babylonie, l'emportera comme trophée en sa capitale, Shoush (Suse), où les archéologues devaient le retrouver trois mille ans plus tard, cassé en trois blocs et en partie martelé.
Mais comme oeuvre de littérature et de science, ce « Code » subsistera jusqu'à la fin de l'histoire de la Mésopotamie ancienne, toujours étudié, relu, recopié, comme un des immortels « classiques » de la production littéraire et intellectuelle de cette antique civilisation.
Certes, en Mésopotamie, il n'est ni le premier ni le dernier document de ce type : on connaît, pour le moins, une demi-douzaine de « Codes » analogues, dont le plus ancien est de la fin du IIIe millénaire. Mais pas un ne méritait autant de devenir un « classique » du genre : aucun d'eux n'est à la fois aussi ample, et intellectuellement et littérairement aussi parfait.

Jean Bottero


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